« Être une femme et intervenir auprès des auteurs de violence conjugale et familiale » par Catherine Bolduc, intervenante

J’ai été embauchée à Option il y a maintenant un an et demi, et ce, à la suite du stage de maîtrise en travail social que j’ai effectué à cet endroit. L’organisme m’avait alors accueillie afin que je mette sur pied mon projet universitaire, soit un groupe d’information  et  de  sensibilisation  à  la  violence  conjugale et familiale  (GISVCF) destiné aux hommes non-volontaires à entreprendre une démarche ou à ceux qui ne reconnaissent pas la nature violente de certains de leurs comportements. Ce groupe était d’autant plus pertinent qu’il permettait d’offrir de l’aide aux clients qui, auparavant, auraient pu être refusés dans les groupes de suivi d’Option faute de répondre à ses critères d’admission (reconnaître ses comportements violents et ressentir un malaise à leur égard). Bref, après m’avoir engagée, Option a intégré le GISVCF à son offre de service, et j’ai continué de coanimer le programme avec un de mes collègues. Si ce groupe m’a permis d’ajouter plusieurs cordes à mon arc d’intervenante, il a également suscité chez moi de nombreuses questions, dont celles qui se rapportent à l’intervention des femmes auprès des auteurs de violence conjugale et familiale (VC-VF). J’ai eu envie de mettre de l’ordre dans mes idées sur ce sujet, car je me demandais dans quelle mesure le fait d’être une intervenante soulevait des enjeux et posait des difficultés dans l’établissement du lien auprès des participants. Voici le fruit de mes réflexions qui, je l’espère, susciteront chez les lecteurs l’envie de partager leur point de vue et leurs expériences sur le sujet.

Dans son article « Women helping men. Strengths of and barriers to women therapists working with men clients », Johnson (2001) soutient que du point de vue de la thérapie féministe, il importe que l’intervenante demeure consciente de l’équilibre du pouvoir entre elle et le client, notamment en raison des attentes liées aux rôles sociaux masculins (il tient les rênes de l’autorité) et féminins (elle prend soin de l’homme). Ainsi, selon l’auteure, dès les premiers instants de la relation thérapeutique, la femme doit paraître crédible et qualifiée aux yeux des hommes. Que doit-on comprendre de ces propos? Qu’en présence d’un client l’intervenante doit être plus vigilante à l’image qu’elle renvoie qu’avec une cliente? Qu’elle doit faire des efforts particuliers ou supplémentaires pour paraître crédible? S’il est vrai qu’une intervenante a la responsabilité d’agir de façon professionnelle , ce devoir s’applique à toutes les personnes qu’elle rencontre, peu importe le sexe. Il en est de même pour l’intervenant. J’ai de la difficulté à adhérer à la perspective de Johnson (2001), car, à mon avis, l’intervenante qui partage ce point de vue reconnait qu’il n’est pas naturel pour elle, une femme, de mettre un cadre thérapeutique et de le tenir auprès d’un client. Aussi, en se disant qu’elle doit paraître compétente, elle renforce les stéréotypes de genre et endosse en quelque sorte les perceptions sexistes à l’égard de la femme. Bien sûr, elle doit garder à l’esprit que, pour certains hommes, la notion de pouvoir peut tenir un rôle important dans la relation d’aide, et ce, non pas pour le conforter dans sa conception erronée des femmes, mais pour en faire du matériel d’intervention.

Dans la même veine, Roy et Meunier (2000) rapportent les propos de Meyers (1996), qui avance qu’« Une lutte de pouvoir et une tentative de la part du client pour contrôler l’intervenante risque alors de s’installer » (p. 92). Il est possible que certains hommes  transfèrent  sur  l’intervenante les  rapports  de  pouvoir  inégaux  qu’ils  entretiennent avec  les  femmes.  Il  se  peut également que dans un milieu comme le mien, où le contexte d’intervention est bien souvent marqué par la contrainte (de la cour ou de la DPJ notamment), les hommes vivent doublement cette relation de force. Or, il m’apparait que l’on sursimplifie une problématique beaucoup plus complexe lorsque l’on aborde la dynamique hommes-femmes principalement en fonction des rapports de domination. Ainsi, j’estime que la violence conjugale ne repose pas uniquement sur des croyances liées à l’infériorité de la femme par rapport à l’homme. Pour certaines personnes, la violence peut représenter l’unique moyen envisageable pour dire à l’autre que quelque chose ne va pas; pour d’autres, elle peut servir de levier pour obliger leur partenaire à adopter des comportements désirés ou attendus (et ce, autant dans les couples hétéro qu’homosexuels). Cela dit, il importe de garder en tête que la présence d’une intervenante dans le groupe peut avoir un impact pour les participants, et vice-versa.

Pour ma part, j’ai rarement ressenti dans le groupe un quelconque mépris lié au fait d’être une femme bien que ça ne veuille rien dire en soi puisqu’il est rare que nous ayons accès à ce que vivent les participants à cet égard. Pourtant, il a pu arriver que certains clients adoptent une attitude de séduction, de prise de contrôle ou d’indifférence à mon endroit, mais ces manifestations représentent à mes yeux un accès privilégié à leur système de croyances et un terrain fertile pour l’intervention.

Par exemple, dans le groupe d’information et de sensibilisation, il arrivait qu’un des hommes, que je nommerai Éric, me lance ses billets sur la table pour payer la rencontre et ne me remercie pas lorsque je lui tendais son reçu. Au cours des huit séances, Éric m’a rarement regardée lorsque je parlais et il pouvait dénigrer les exercices proposés. Agissait-il ainsi parce que j’étais une femme? Peut-être, mais je doutais que ce soit l’unique raison puisqu’il lui arrivait d’être également désagréable avec mon collègue. Ce dernier et moi-même avons aussi envisagé que ce passage à l’acte fut une manière supplémentaire pour Éric de nous dire qu’il n’était ni content ni d’accord d’être présent aux rencontres. Cela dit, nous avons pris soin de le recadrer et de lui faire part de nos observations lors de la rencontre bilan. Nous lui avons parlé de l’effet de son comportement sur nous et sur les autres hommes du groupe, et nous avons voulu semer le doute dans son esprit sur la possibilité qu’il adopte la même attitude de « je- m’en-foutisme », voire de mépris, avec sa conjointe lorsqu’elle faisait ou disait quelque chose qui ne lui plaisait pas. En d’autres mots, nous avons évité de baser notre intervention uniquement sur l’idée que son comportement avait un sens sexiste (bien qu’ il fût possible que ce soit le cas). De plus, j’ai pris soin de ne pas me sentir visée par sa façon d’être et de ne pas nourrir une frustration potentielle en me répétant à quel point il était un « sale misogyne ». Comment aurais-je pu intervenir calmement et justement autrement? Le but était aussi d’être en mesure de travailler ses comportements inadéquats dans une dimension plus large en développant son empathie pour sa conjointe et les autres. Cette façon de faire répond à l’idée que, pour qu’il y ait une lutte de pouvoir comme celle dont Meyer (1996) parle, on doit être deux. En ce qui me concerne, je refuse d’y prendre part. Au contraire,  j’estime  que  l’on  peut  mettre en  doute  les  croyances  sexistes  de  l’homme  sans  passer  par  une  confrontation culpabilisante et par l’argumentation, qui risquent fort de nous amener à monter en escalade avec lui et de saboter notre lien.

Dans la même veine, il m’apparait que ce ne sont pas seulement les participants qui peuvent établir une relation à l’image de la socialisation liée aux genres. En effet, non seulement la dyade mixte d’intervenants peut reproduire dans leurs rapports les comportements masculins et féminins stéréotypés, mais l’intervenante peut aussi porter en elle et transférer sur les participants les fruits de sa propre socialisation (tout comme l’intervenant d’ailleurs).

Pour illustrer ce qui précède, voyons d’abord le témoignage de cette intervenante : « Il arrive parfois qu’un participant parle des femmes comme étant des chialeuses pour ensuite se tourner vers moi en disant "sans offence". J’ai alors l’impression qu’il tente de me signifier que je suis l’intruse dans le groupe. Dans ces moments, j’ai besoin que mon collègue intervienne sans quoi je me sens très isolée. (Coanimatrice)» (Citation libre de Blacklock, 2003: 71). Il ressort des propos de cette intervenante qu’elle ressent le besoin que son collègue défende sa place au sein du groupe. Que pourraient comprendre les hommes des probables signes qui trahissent son malaise? Qu’elle doute que sa place au sein du groupe soit justifiée ou encore que devant la confrontation, elle ait besoin d’être protégée par son collègue? Oui, cette image est assez grossière, mais elle correspond à un des exemples de stéréotypes donnés par Johnson (2001) : « women should need and want the protection of men » p. 706). En fait, si j’estime que les deux collègues doivent prendre position à  l’égard des commentaires sexistes, je crois aussi que le message qu’ils enverront dépendra de plusieurs facteurs, dont la réaction de l’intervenante, du moment où l’intervenant abordera la question ou de la dynamique au sein de la dyade. Il n’en demeure pas moins que le sentiment de cette femme est légitime, il a droit d’être, évidemment. Cependant, on peut se demander si l’intention de l’homme était de l’isoler ou plutôt de lui faire part de son réel malaise à parler des femmes en présence d’une femme. Devant une telle situation, si l’intervenante restructure son interprétation et son dialogue intérieur, il sera certainement plus aisé pour elle d’intervenir de façon constructive. Pour ma part, je peux m’identifier au témoignage de cette intervenante puisqu’il arrive dans les groupes que des hommes dénigrent les femmes en ma présence (« ce sont toutes des folles », « elles crient tout le temps »), qu’ils lui attribuent un second rôle (« je ne veux pas qu’elle sorte dans les bars sans moi », « elle doit respecter ce que je dis, car je suis l’homme de la maison ») ou me jettent un regard malaisé du coin de l’œil en le faisant. Évidemment, à l’intérieur de moi je suis estomaquée, comment peuvent -ils penser ça? Mais je ne suis pas en colère contre eux. Je suis plutôt triste que certains ressentent le besoin de rabaisser la personne qu’ils aiment pour sentir qu’ils existent. Je crois que c’est cette perspective qui me permet alors d’intervenir en recadrant leur généralisation :

« Je suis désolée que les conjointes que tu as eues t'aient semblé folles. Pour ma part, je peux te dire que les femmes que je côtoie, que je connais, ne correspondent pas à l’image que tu décris ». Il est important pour moi qu’il entende ce message et qu’il voie une réaction féminine différente de celle qu’il attendait peut-être. Et puis, il arrive que ce soit mon collègue qui intervienne.

Cela dit, le précédent témoignage de l’intervenante, illustre bien que : les intervenants, hommes et femmes, qui travaillent auprès des personnes impliquées dans une problématique de VC-VF et qui, par extension, luttent contre les rôles de genre, ne sont pas à l’abri de vivre, de subir ou d’agir conformément aux stéréotypes qui y sont associés. Sur ce point, il est absolument nécessaire qu’ils s’interrogent sur leur façon de voir les relations hommes/femmes.

Autrement dit, qu’est-ce qui a bien pu nourrir les réactions de l’intervenante aux comportements des participants et la manière dont elle interagit avec eux? Est-ce une question de socialisation ou de personnalité? Possiblement les deux, mais je doute  de  l’idée  souvent véhiculée qu’il  s’agit  exclusivement d’une  affaire de  genre.  Par  exemple, Roy  et  Meunier (2000) rapportent les propos d’auteurs au sujet des femmes intervenant auprès d’hommes. Ainsi, le désir de plaire (de l’intervenante ), d’être acceptée et d’être aimée peut aussi devenir problématique, particulièrement dans un contexte qui exige des confrontations, lesquelles  risquent  de  déplaire  au  client  »  (p.  95).  J’estime  qu’il  est  non  juste  d’attribuer les  sentiments précédents principalement à la femme et ainsi d’induire qu’un homme ne pourrait pas ressentir les mêmes besoins. Ces propos ne font que renforcer les stéréotypes dont on tente si difficilement de se défaire.

En revanche, je mentirais si je disais que je n’aime pas prendre soin des gens. Il serait aussi faux de dire que j’aime gérer le cadre et les règles liées à l’intervention, prendre une décision qui risque de décevoir une personne, ou encore jouer le rôle du « bad cop ». Suis-je ainsi en raison de mon genre et du rôle traditionnel qu’on peut lui attribuer? Difficile à dire, mais il me semble que je proviens d’un environnement où être une fille n’a jamais été un frein à quoi que ce soit. Cependant, il est certainement possible que dans les familles d’origine d’autres intervenantes, les rôles fussent définis de façon stéréotypée. Pour ces raisons, j’estime que le travail auprès des auteurs de violence exige que les intervenantes (et les intervenants, j’y reviendrai) soient au clair avec leurs croyances ainsi que conscientes de leur socialisation féminine et de leur propre histoire. Par exemple, comment se comportait sa mère à l’égard du conjoint et des fils (et vice et versa)? Quelles étaient les attentes des parents à l’égard des filles et des garçons? L’intervenante a-t-elle eu l’impression d’être défavorisée en raison de son sexe, notamment dans ses emplois? A-t-elle l’impression d’avoir des comptes à régler avec le sexe opposé (ex. elle s’identifie à la victime des auteurs de VC- VF)? Sans cet exercice, les risques de contre-transferts et d’avoir beaucoup de difficulté à créer un lien avec le client me semblent très élevés.

Dans la même veine, en consultant quelques écrits sur l’intervention auprès des auteurs de VC-VF, j’ai vite remarqué que peu d’entre eux abordaient les possibles écueils d’être un homme et d’intervenir en VC -VF. À ce sujet, je me permets de me questionner sur le fait qu’on semble très peu évaluer l’impact d’être un intervenant auprès de cette clientèle. Comme si la croyance voulant que les hommes soient capables de gérer les obstacles eux-mêmes justifiait qu’il n’est pas nécessaire d’écrire sur le sujet. Quand on parle de sexisme… Or, j’estime qu’un intervenant peut tout autant vivre des difficultés, qu’elles soient liées aux croyances stéréotypées des participants ou aux siennes. D’abord, il est possible que l’intervenant ressente de la pression, de la déception ou de la désapprobation des participants s’il recadre certains de leurs propos jugés sexistes. L’homme qui trahit l’homme. Ensuite, s’il est possible qu’une intervenante peine à travailler avec un participant, car elle s’identifie à sa victime; un intervenant peut tout autant ressentir de la colère à l’égard de ce même homme, dans lequel il reconnaît, par exemple, son propre père, qui a pu agresser sa mère, sa fratrie ou lui-même. Enfin, en attribuant officiellement à la femme des qualités telles que la douceur, le souci du bien-être de l’autre ou la sensibilité, on refuse à l’intervenant du même coup le droit de prendre soin des autres ou de se sentir vulnérable sans qu’il se  ente diminué dans sa masculinité. Si on doit travailler à  changer les stéréotypes à l’égard des femmes, on doit tout autant en faire ainsi avec les attentes liées au fait d’être un homme. Cela dit, je considère que l’on doit continuer d’accueillir les hommes qui demandent de l’aide en ne niant pas leurs codes de la masculinité au risque de déclencher chez eux des réactions de défense.

J’aimerais conclure en précisant que j’ai écrit cet article à partir de ma propre expérience. De ce fait, en aucun cas je ne me permettrais de croire que les idées et opinions qui précèdent s’appliquent à toutes; il va de soi que chaque intervenante vit son travail  auprès  des  hommes  différemment. Aussi,  cette  démarche  d’écriture  m’a  permis  d’approfondir  et  de  clarifier  ma perception de mon rôle d’intervenante auprès d’hommes. Oui, je suis parfois choquée par les grossièretés sur le sexe féminin qu’émettent les participants. Mais, je ne m’y identifie pas, ce qui me permet de me distancer de leurs propos et d’en faire un outil d’intervention servant à remettre en question leur conception des rôles homme/femme. Il n’en demeure pas moins que plusieurs défis demeurent, comme tenir compte des stéréotypes sans verser dans la complaisance et la déresponsabilisation et encore semer le doute sans réveiller les mécanismes de défense de certains participants pour qui le fait d’avoir demandé de l’aide est une faille dans leur masculinité. Enfin, les intervenants (hommes et femmes), doivent tenir compte de ce qu’ils comprennent de leurs propres blessures (qu’elles soient liées à la socialisation de genre ou non), mais aussi en quoi ces dernières teintent leur relation auprès des participants et au sein de la dyade d’intervention.